James BELAUD
J’Mag Attention Talents
Pourriez-vous vous présenter ?
Laurent DANICHER
Je m’appelle Laurent DANICHER. Mes parents avaient un magasin de disques, TV, hi-fi dans les années 70. À l’époque, il se vendait beaucoup de 45 tours, des chansons courtes, mélodiques, orchestrées. J’ai été très imprégné par cet univers.
À 7 ans, j’ai demandé un orgue pour Noël dont j’ai appris à jouer seul, avec une méthode. À 12 ans, j’ai intégré la fanfare de notre ville et y ai appris le solfège. À 14 ans, mes parents m’ont mis dans un internat, où j’ai rencontré un gars qui m’a appris la guitare. J’ai très vite, et pendant pas mal d’années, joué dans des groupes de rock, new wave, dans lesquels je composais. Je n’ai jamais chanté, je n’ai jamais voulu être chanteur. Puis il n’y a plus eu de groupe, j’ai rencontré ma femme et nous avons eu un enfant.
J’avais un boulot, mais le temps consacré à la musique devenait toujours plus important. Lorsque j’aimais un artiste, un album, ou même une seule chanson, je voulais tout savoir : qui a écrit la musique, qui a fait les arrangements, qui joue de tel instrument, qui a mixé etc.. j’en lisais tous les articles et interviews possibles.
Un jour je suis tombé sur une compilation de Dionne Warwick dans un supermarché (le magasin de disques n’existait plus) où il y avait environ 25 chansons. J’avais souvent lu les noms de Burt Bacharach et Dionne Warwick dans des interviews, dont celle de Scott Walker, par exemple, dont j’étais fan absolu. La compile coûtait 10 francs, je l’ai achetée par curiosité. Sans rentrer dans les détails, cette compile a changer ma vie : déjà en m’éloignant du «rock» qui depuis un moment ne me rendais plus heureux (époque Pixies), et surtout, elle m’a ouvert la voie de nouveaux univers qui continuent de me fasciner aujourd’hui (Jobim, Hazlewood, Jimmy Webb, Sinatra, John Barry, Motown, et tant d’autres)
À ce moment là, on pouvait assez facilement se procurer un ordinateur et un logiciel pour composer, en ayant accès à à peu près toutes les banques de sons imaginables (cordes, cuivres, piano etc ..) La qualité des sons n’était pas terrible à l’époque, mais cela a suffit pour que je me remette à composer quotidiennement, sans but précis, sans savoir pour qui ni pour quoi, mais j’étais tenace. Je crois que je rêvais secrètement d’être remarqué et sollicité pour écrire et arranger pour des artistes extraordinaires, alors que je ne faisais absolument rien pour ça. Je n’ai pas beaucoup changé depuis.
Un jour, ma femme m’a parlé de la compile CQFD des Inrocks. Elle m’a expliqué qu’il restait 3 semaines pour envoyer une chanson. J’avais plein de petits bouts de mélodies, d’arrangements, mais rien de fini, et surtout zéro paroles. Elle a tout de même réussi à me convaincre. J’ai demandé à un pote de m’aider à écrire un texte, j’ai essayé de faire un début et une fin à la chanson, puis j’ai enregistré ma voix là dessus, tout cela dans un état de panique absolu. Le résultat ressemblait à la panique absolue dont je viens de parler, hors de question de l’envoyer, ma femme adorait, elle l’a donc envoyé dans mon dos, puis m’en a informé. Pas de soucis, ils reçoivent environ 7000 chansons pour en sélectionner une vingtaine, on n’entendra plus jamais parler de ça. Evidemment, quelques jours plus tard, on m’appelle des Inrocks pour me dire que ma chanson fait partie des 20 qui seront sur le CD. Hors de question que les gens entendent ça, je refuse ! On me demande alors pourquoi je l’ai envoyée, je réponds que ce n’est pas moi qui l’ai envoyée, et sentant ma panique, mon interlocuteur finit par me dire que mon choix sera respecté, la chanson ne sera pas sur le CD. Merci !
Le lendemain, coup de téléphone de JD Beauvallet, rédacteur en chef musique des Inrocks, très sympathique, très apaisant, qui me dit ok pour le refus, mais me demande si je veux bien lui envoyer d’autres musiques, d’autres chansons, et me donne son adresse. Je connaissais très bien JD pour ses articles dans les Inrocks. C’est lui qui m’avait fait découvrir tant de choses à l’époque, des Smiths ou New Order à Scott Walker, tout cela dans un style d’écriture bien à lui que j’adorais. J’ai donc été très touché par son appel, et cet épisode m’a mis en quelque sorte «au boulot».
Je ne me voyais toujours pas chanteur, mais ce que j’aimais, c’était les chansons. J’ai donc décidé de ne faire que des duos, et j’ai demandé à Lætitia, la sœur de ma femme, de chanter avec moi. Parce que cette fille ne ressemble à personne d’autre, j’adore sa voix, j’aime sa façon très passionnée de vivre les choses, je savais qu’elle aimait chanter, et cela me permettait de ne pas me retrouver seul à chanter, ce qui aurait été un cauchemar pour moi. C’était aussi une bonne façon d’écrire des textes qui me convenaient, c’est à dire sans parler de moi, sans parler de politique, mais plutôt des textes qui seraient un peu cinématographiques, entre un homme et une femme, amoureux, sexys, drôles, démunis, rêveurs, ce genre de choses.
Pendant un an, le même pote a continué d’écrire pour moi, on travaillait ensemble, même si c’est lui qui avait le talent de l’écriture, et moi je continuais à tenter de boucler mes musiques. Chaque fois qu’une maquette était terminée, je l’envoyais à JD. J’ai à nouveau été sélectionné pour la compile CQFD l’année suivante, j’ai cette fois accepté, et ensuite JD a demandé à me rencontrer, et m’a recommandé à un éditeur à Paris avec lequel j’ai signé un contrat de 5 ans.
Beaucoup de choses se sont passées durant ces 5 ans. Je ne vais pas les raconter car ce serait trop long. Ce qui est sûr, c’est qu’on m’a tendu la main, on m’a proposé de sortir un album sous le label associé à cet éditeur, puis ce projet d’album a été annulé, puis remis à plus tard, on m’a proposé d’écrire des musiques pour d’autres artistes. Rien de tout cela n’a abouti. Avec le recul, je pense que tout simplement, nous n’avions pas du tout la même façon d’envisager la musique.
Peu de temps après cet épisode, la première personne qui est venu me proposer de m’aider, c’est Matthieu Zirn, un batteur exceptionnel originaire de la même ville que moi. On ne se connaissais pas vraiment, mais nous sommes très vite devenus amis. Ensuite il y a eu Gontran Motyka, un ami d’adolescence qui était devenu prof de basse et de guitare, musicien magnifique lui aussi. J’ai rencontré plus tard Claudio Celada, pianiste que j’ai tout de suite aimé et qui m’a proposé de faire mes pianos. Puis les autres musiciens se sont rajoutés.
Quand je m’attaque à un album, je me lève à 4 heures du matin et y travaille jusqu’au soir, tous les jours, sur mon ordi. Je structure les chansons, écrit les arrangements et écrit toutes les parties (batteries, basses, pianos, cordes, cuivres) puis j’enregistre les voix en yaourt. Cela me prend 3-4 mois. Ensuite Gontran vient travailler avec moi. Nous reprenons chaque morceau pour essayer d’améliorer les arrangements, rythmiques ou autres, puis il enregistre les basses et les guitares.
C’est ensuite le moment d’écrire les textes pour pouvoir enregistrer les voix avec Lætitia. Je ne voudrais pas envoyer les chansons aux autres musiciens sans qu’ils ne comprennent de quoi il s’agit.
Les paroles, c’est une chose à laquelle je ne pense jamais. Je n’ai rien de spécial à dire et surtout la musique prend toute la place dans mes pensées, c’est avec elle que je m’exprime. Je suis donc obligé de me faire aider. Pour le premier album, les paroles avaient étés écrites assez tôt, avec Bernard Strubel, à l’époque où je les envoyais à JD, elles étaient donc prêtes quand on a commencé à faire l’album. Pour le deuxième album, aucun texte n’était écrit. Un ami strasbourgeois, auteur compositeur, Gregory Peltier, dont j’aime beaucoup le style, avait accepté de m’aider. Je lui ai proposé de me rejoindre une semaine dans le sud de la France, chez mon père dont je m’occupais souvent à l’époque, et il a accepté. Il ne ma demandé qu’une seule chose, que je sache de quoi chaque chanson devait parler au moment où il arriverait. Je lui ai dit ok, et je ne m’inquiétais pas pour ça, je trouverais bien des idées. Je me vois encore chez mon père, à vaguement réfléchir à la question et à toujours remettre au lendemain. Le jour où j’ai cherché Greg à l’aéroport de Marseille, dans la voiture, il m’a tout de suite demandé si j’avais les sujets pour toutes les chansons. Quand je lui ai répondu que je n’avais de sujet pour aucune chanson, j’ai cru qu’il allait remonter dans l’avion en courant. Nous nous y sommes mis dès le lendemain matin. Tandis que je planais, en attendant qu’une idée tombe du ciel, Greg me rentrait dedans en me questionnant sans cesse : que fait Létis, où est elle ? Et toi, tu fais quoi, tu es où ? Pourquoi, comment ? J’ai répondu que nous pourrions nous retrouver par hasard après des années, disons dans le sud, puisque c’est là que nous sommes, et décider de prendre ma voiture pour nous promener sur la côte d’Azur. J’avais ma guitare, lui son ordi, nous avons écrit La Londe ce jour là. À partir de là, chaque soir, dans mon lit, je trouvais l’idée de la ou des deux prochaines chansons, et nous avons écrit ainsi les douze chansons de l’album en une semaine. Ce fût une semaine très intense. Les idées, bizarrement, n’étaient plus un problème, mais il nous a fallu beaucoup de discussions, de confrontations entre sa sensibilité et la mienne, beaucoup de tout, pour parvenir à trouver un style qui me plaise et qu’il valide.
Je suis ensuite retournée à Strasbourg, Letis venait tous les samedis pour enregistrer les voix, encore des moments que j’ai adoré passer avec elle, puis j’ai envoyé les pistes aux autres musiciens qui ont tous enregistré leur parties à la maison, quand ils avaient le temps, entre deux concerts ou sessions de studio.
C’est Alessandro Franzi, qui a le studio Sonar Vox a Strasbourg, un ami très proche, qui a mixé et masterisé l’album.
Les deux albums sont sortis chez La Souterraine, une plateforme de musiques chantées en français, qui m’avaient contacté quand nous faisions le premier album.
James BELAUD
Quelles sont vos références, influences et sources d’inspiration ?
Laurent DANICHER
L’inspiration peut venir à n’importe quelle moment, en regardant un film, en lisant un passage d’un bouquin, en observant une scène dans la vie. Quand quelque chose me touche, m’inspire, ce que je ressens se traduit toujours par une mélodie ou au moins une ambiance musicale. Ensuite, obligatoirement, ça prend forme en fonction de ce que j’ai l’habitude d’écouter, de ma culture musicale. Les premiers noms qui me viennent à l’esprit sont Burt Bacharch, Lee Hazlewood, Jimmy Webb, Stevie Wonder, Tom Jobim, Brian Wilson. Je suis aussi resté très fan de New Order, on sent que tout au long de leur parcours ils ont toujours essayé de progresser, d’apprendre à mieux écrire la musique, avec leurs propres moyens, et je trouve la voix de Bernard Summer très touchante. Le dernier groupe de rock qui m’ait vraiment passionné, c’est The Brian Jonestown Massacre, surtout en live. Je trouve Anton Newcombe très doué dans son écriture de la musique, et dans sa façon e l’enrichir avec toutes ces guitares jouées de façon très relâchée.
James BELAUD
Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Laurent DANICHER
Je suis en train de faire des singles pour Lætitia et moi. Je n’ai plus envie de faire d’album pour le moment. J’ai écrit la musique d’une chanson pour une chanteuse strasbourgeoise que j’aime beaucoup. J’aimerais faire des concerts, mais il faut que quelqu’un s’occupe de moi. Je ne me sens pas la force de tout organiser, et je n’ai pas les moyens de réunir les musiciens pour répéter, et de les payer. Je n’ai pas d’autres projets que de faire de la musique.
James BELAUD
Que pensez-vous de la scène de musiques actuelles ?
Je ne connais pas du tout la musique actuelle. De temps en temps, je lis un article qui me donne envie d’aller écouter un artiste, et la plupart du temps je n’y comprends pas grand chose. Mon fils n’est plus à la maison, mais longtemps il m’a fait découvrir des trucs intéressants. J’entends souvent des choses qui me plaisent à la radio, en voiture, dans un magasin, dans un bar, mais très rarement au point d’approfondir.
James BELAUD
D’après votre parcours et votre expérience, auriez-vous un ou plusieurs conseils à donner à un groupe qui débute ?
Laurent DANICHER
Je ne suis pas sûr d’être bien placé pour donner des conseils à qui que ce soit. Je crois que c’est bien de s’entourer de gens qui agissent, qui font les choses, qui n’ont pas peur de faire des erreurs. Le but est d’avancer, de progresser, avec les moyens qu’on a ou qu’on n’a pas.
James BELAUD
Quelle est selon vous la définition du mot « artiste » ?
Laurent DANICHER
J’ai tendance à plus penser au mot artiste pour un ou une un interprète extraordinaire, que pour un compositeur, un metteur en scène, ou un écrivain, par exemple.
James BELAUD
Pour conclure, auriez-vous un ou plusieurs messages à transmettre à nos lecteurs pour leur donner envie de vous découvrir ou de vous redécouvrir ?
Mon deuxième album, les amants du midi, raconte une histoire qui débute à la première et se termine à la dernière chanson. Ce n’était pas prémédité, pas prévu, ça s’est fait comme ça, spontanément. Très vite je me suis rendu compte de cela, évidemment, et comme ça racontait un genre d’histoire à la Bonnie & Clyde, j’ai immédiatement pensé au film de Terrence Malick « la balade sauvage » C’est le premier film de Malick, on voit qu’il était loin d’avoir les moyens qu’il a eu par la suite, mais c’est de loin celui que je préfère. Ce film raconte également une histoire à la Bonnie & Clyde, une histoire comme on en a connu des dizaines, mais son style le rend unique et beau. Je n’ai pas de moyen non plus, mais peut être ai je su trouver un style intéressant pour raconter cette l’histoire.
DANICHER
Ce pourrait être comme dans tous les westerns : un gentil et un méchant, la loi ou la marge, une affaire de proie (un peu) et d’ombre (beaucoup). Un type égaré là où rien ne le réclamait pourtant. Sauf que s’y trouve cette fille, celle-là et pas une autre : le véritable enjeu de ce duel au soleil, dans la poussière et la déraison, toute honte assumée et toute trouille bue. C’est l’éternité de la conquête, à l’Ouest comme n’importe où ailleurs : donner ou recevoir le Saint Sacrement, vaincre en héros ou s’effacer en martyr. Eprouver ce vertige, à même la peau : être, l’espace d’une seconde, in ou bien out. Avec cette seule alternative : une belle de gagnée, ou bien une balle perdue.
Ce serait donc l’histoire d’un type qui aspire à jouer les cowboys, le doigt sur la gâchette, la main qui tremble un peu. Et puis, comme dans toutes les histoires qui finissent bien, le type ferait mouche : adieu la mort, à lui la silhouette triomphante s’éloignant dans le jour se couchant. Bien campée sur la selle, s’accrochant à celui qui l’aura ainsi arrachée à l’ennui d’une vie déjà tracée, la demoiselle, éperdue de reconnaissance et d’amour – jusqu’au prochain bled paumé, jusqu’au prochain duel.
Sauf que chez Danicher, rien n’est aussi simple. D’abord parce que les frontières sont floues : ces douze chansons plus une, ça n’est même pas tout à fait un disque qui contiendrait l’histoire. Danicher n’arrête pas d’en changer la texture, la trame, superposant ou retranchant les strates, attaquant d’un angle différent à chaque nouvelle version ou presque. Impossible de le voir en pied, bien ancré au sol : c’est une figure mouvante qui ne veut pas qu’on l’attrape, même au lasso.
Pourtant tout est là, et tout semble clair, comme dans un film noir, ce western moderne : un homme et une femme, des trahisons et des départs, des affaires de sexe et de meurtre, des cauchemars éveillés et des illusions que l’on va bientôt laisser derrière soi.
Reste à savoir qui chante, dans ce numéro à deux voix. Ou plutôt : qui chante quoi, et qui chante qui. Qui « emballe », et qui « trimballe ». Qui est l’émerveillement du cadeau, et qui apporte avec soi le fardeau. En apparence, c’est une manière classique de maître- chanteur qui se déroule : l’homme fait chanter la femme, qui chante ce que ne peut chanter l’homme. Cet enchâssement, cet enchevêtrement mi-paniqué mi-volontaire, c’est la figure immanente du désir, sans laquelle il n’est pas de popsong possible.
Danicher a saisi cette chose essentielle : la matrice de tout cela, c’est toujours un rêve de femme. « Rêves de Femme » est donc logiquement la chanson-pivot de l’ensemble. Comme un symptome, elle est celle qui a été proposée sous les dehors les plus différents, celle qui a subi, semble-t-il, le plus de variations.
En premier lieu du point de vue de celui qui rêve : la première version qu‘il nous fut donnée d’écouter était celle de l’homme seul, dans une attaque directe, simultanée à l’accompagnement musical, avec une seule guitare acoustique, sans l’apaisement des arrangements, sans la pulsation cardiaque rassurante des percussions ou de la basse. Une version à l’os, presque privée de rythme, d’une beauté suffocante, absolue. Un monolithe sombre avançant dans la nuit blanche, inexorable (il n’ y avait d’ailleurs pas de pluriel à ce rêve-là ; c’était la notion-même de rêve, pas un morceau qui se serait détaché de ce bloc).
Puis ce fut la version en duo, initiée par la femme, et le sens en changea totalement : ça n’était plus le rêve d’une essence fondamentale (la femme) telle que projetée mentalement par un homme, mais l’intériorité d’une existence : une femme dévoilant ses pulsions les plus enfouies, peut-être, et la réponse de l’homme à cette avalanche, à cet appétit vorace de satisfaction (d’abord le trouble – « cervelle déconfite » – et puis cette défaite finale, terrassante – « je gémis : où est passé notre amour ? »).
C’est le point d’ancrage à l’écriture de Danicher: la vision du monde, et donc, l’ordonnancement des chansons, sont bien différents du schéma très codifié qu’est le rapport dominant/dominée, si souvent illustré par le mythe de Pygmalion et Galatée. Pour lui, la matière à imprimer, c’est l’homme. Car c’est bien la femme qui rêve au singulier, qui noircit la page. De là l’angoisse, formidable, et la souffrance contigüe à cette angoisse, sans doute : qu’est-ce qu’il y a dans la sauterelle ? Comment distinguer l’amour vrai de la romance ? Amour, ou amore ? Et, puisqu’il s’agit aussi, évidemment, d’une petite musique à arranger : comment accorder ses violons à l’autre ? Peut-on simplement dépasser le frôlement ? Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ? Y a-t-il un au-delà à « ton cul, ton cœur et tes yeux » ? Peut-on tomber plus loin, plus bas ou plus haut que dans les « entrailles du ciel » ?
La mise en son cherche une solution à ce questionnement : tour à tour concaves ou convexes, délibérément pointus ou enveloppants, les instuments développent des figures qui visent l’harmonie mais paraissent s’assembler avec difficulté, à l’envers, presque à rebours. On cherche alors un élément de comparaison qui fasse foi, sinon autorité : on va donc trouver refuge chez Lee Hazlewood et Nancy Sinatra. Et, en particulier, dans ce morceau devenu un classique : « Some Velvet Morning ». Classique malgré cette étrangeté : chacun chante une partie qui paraît ne pas vouloir faire corps avec l’autre, et la rejoindre dans la totalité de la chanson. Comme deux histoires différentes qui s’annuleraient a priori, tout en se faisant écho. Deux matières sonores, deux mélodies contraires, et finalement deux mouvements opposés – horizontal pour Lee, vertical chez Nancy : difficulté de l’idée-même de couple, ou illustration de ce que la jouissance ne viendra que dans le dépassement de la figure étrangère, aliénante, de l’autre ?
Ce qui est troublant, c’est que cette faiblesse de l’homme est déjà contenue dans la voix de Danicher, qui tire vers les aigüs, quand sa partenaire chante avec une tessiture de malt – comme si le cowboy, c’était elle, finalement, et lui la poupée de salo(o)n. Lui prononçait d’ailleurs «rêv’ de femmes» (tendant ainsi à s’effacer dans l’éther, l’absence de marquage), alors qu’elle appuie résolument sur le « e » muet (« rêveuh de femme »).
C’est peut-être ce qui explique que les démos initialement présentées se soient ainsi étoffées, dans un effet de ralenti pas forcément prévu, une pesanteur inspirée par ce mystère et cette terreur consécutive : comment fixer une fois pour toutes cette somme de désirs jamais pleinement identifiés qu’est la chair ? Las, le mouvement d’opposition ne veut pas se résoudre, pour ne pas disparaître : même à l’unisson, les deux voix racontent encore les deux trajectoires différentes qui le constituent.
La réussite du duo dépendra alors de la réponse à ces questions liminaires : qui mène le chant ? Où est l’autre dans le hors-chant ? Est-il, justement, complètement hors-champ ? Que fait-il? Le point de vue à embrasser, celui où l’on s’accordera un temps, est-il linéaire ? Ou bien est-il dans la boucle, dans un flux et un reflux ?
Autre question fondamentale : par qui ou par quoi démarrer ? Et puis : où faire s’arrêter la course folle du désir ? A la mort, ainsi que le suggère « J’ai Tué » ? Aux premiers signaux d’amertume, comme dans un duel on s’arrête au premier sang (« Au Revoir » ou « Entourloupe ») ?
Danicher ose plonger dans l’abîme, et c’est parfois un abîme de perplexité. Impossible en effet d’offrir des réponses définitives à ce qui reste en suspens : qui est la Belle et qui est la Bête, au fond ? Que faire quand la Belle est la Bête ? Quand la Belle hait la Bête ? Qui donc finira déchu ? Ou peut-être pire : simplement déçu ?
On croit savoir que le duo a pour prénoms Laurent et Laetitia : le triomphateur, et la joie. Pue joie de surface, si l’on n’y prend garde : joie dans la variété et la richesse des musiques, joie dans les sources auxquelles elles vont puiser (Hazlewood, évidemment, Bacharach ou Nilsson, aussi). Joie dans cette explosion de vitalité, dans cette rage à aimer jusqu’à la dévoration, par delà l’atmosphère volontiers menaçante. Et triomphe : sur la douleur, sur la tristesse, sur le cours ordinaire des choses. Triomphe de celui qui a fait le choix de se pencher au-dedans, avec tout ce que cela implique : laisser surgir ce qui était peut-être destiné à rester enfoui, essayer de plaquer de la maîtrise dans le chaos ou le dérisoire. Prendre le risque d’en ressortir exsangue, abimé.
Lorsqu’il aura trouvé réponse à ses interrogations, Danicher publiera enfin son disque. Il aura lâché ces chansons-là, comme une poignée de sable que l’on laisse filer, à contre- cœur, entre ses doigts. Et puis il recommencera à en chercher d’autres – d’abord en aveugle, face à la mer, allée, elle aussi, avec le soleil.
Vina Pop, 2016